Béatrice Balcou - Untitled Performance #03, 2015
Texte écrit dans le cadre de la sixième édition du Nouveau festival au Centre Pompidou à Paris

Avec Untitled Performance #03 (1) Béatrice Balcou poursuit un travail qui invite le spectateur à porter une attention particulière à une œuvre d’art. L’ensemble de son œuvre développe une manière de faire, une pratique qui investit l’acte d’installation et de désinstallation d’une œuvre d’art en chorégraphiant avec soin et précision l’ensemble de gestes nécessaires pour exposer cette œuvre au public. Au sein de cette pratique, Béatrice Balcou a graduellement produit une distinction entre ce qu’elle désigne comme des « performances », à travers la série des Untitled Performance à laquelle l’œuvre présentée dans le cadre du Nouveau Festival appartient, et des « cérémonies », auxquelles elle a donné le titre de Untitled Ceremony, qui fonctionnent également sous forme de suite numérique.

Dans la distinction entre « performance » et « cérémonie » se joue un écart propre à la relation que Béatrice Balcou entretient avec l’œuvre d’art. Dans le contexte des Untitled Ceremony, Béatrice Balcou prend en charge une œuvre d’art spécifique – qui peut être contemporaine ou historique – identifiée dans un contexte institutionnel au sein duquel elle est invitée à intervenir. Untitled Ceremony se fait avec l’oeuvre originale alors que sa réplique en bois, que l’artiste nomme « oeuvre placebo » est exposée dans un espace annexe et en constitue la trace. Untitled Ceremony se présente alors comme un rituel – qui fait littéralement référence à la définition de la « cérémonie » en tant que forme solennelle qui marque un moment de la vie sociale, nous renvoyant à la fois à la notion de sacré, comme à celles, plus séculières, de civilité ou de respect.

Si dans Untitled Ceremony Béatrice Balcou manipule l’oeuvre originale, dans Untitled Performance, l’œuvre originale est absente – elle n’est parfois d’ailleurs même pas désignée en tant que référence spécifique comme dans Untitled Performance #02 dans laquelle Béatrice Balcou emballe et déballe inlassablement des planches de bois. Seule présente, l’œuvre placebo trouve alors une place plus centrale dans la démarche de l’artiste et la performance prend la forme d’un exercice à travers une série de gestes que l’artiste reproduit inlassablement.

Dans Untitled Performance #03 Béatrice Balcou a choisi une sculpture de l’artiste écossaise Claire Barclay, intitulée Hard Measure (2006), dont elle a réalisé une réplique en bois, plus petite que l’œuvre originale. Cette œuvre placebo est manipulée par l’artiste, sortie de son emballage, installée, contemplée, désinstallée puis emballée à nouveau sous le regard des spectateurs. Ces gestes sont répétées pendant une durée de plusieurs heures, convoquant ainsi, à travers cet acte, une décélération du regard et une forme de méditation. À propos du concept d’ « oeuvre placebo » Balcou écrit : « D’un côté, elle révèle, par sa différence et sa soi-disant neutralité, la matérialité de l’oeuvre originale : ses textures, ses brillances, ses transparences. D’un autre côté, elle catalyse en elle toutes les images mentales que l’on se fait de l’œuvre originale. Elle devient comme une sculpture fantôme de l’original. Pour moi, si les cérémonies invite à mieux regarder, les oeuvres placebo font prendre conscience de cette difficulté à regarder et à mémoriser une oeuvre. Ces répliques étant réalisées dans une même matière – le bois –, elles nous rendent presque aveugles. Il n’y a pas de hiérarchies entre ces objets placebo. Elles semblent toutes construites sur le même niveau, un peu comme toutes ces images qui défilent sur Internet et par lesquelles, aujourd’hui, nous regardons aussi l’art (2). »

L’approche que Béatrice Balcou met en place dans sa relation aux œuvres d’art et à la notion même d’œuvre d’art vise à remettre en question notre expérience sensible et notre manière de regarder et percevoir les objets. Elle nous invite ainsi à prendre corps dans chacun de nos gestes dans une forme d’engagement inédit avec le monde matériel. Par ce biais, elle ne s’affranchit pas des enjeux historiques ou critiques liés à l’œuvre, mais elle déplace notre regard ailleurs, offrant ainsi la possibilité d’une relation plus immédiate – contrainte par moins de médiations - qui semble avoir été abandonnée dans le contexte institutionnel de l’art aujourd’hui. La relation qu’elle nous propose est un rapport au sein duquel la distinction entre une œuvre plastique, matérielle, et une œuvre vivante, éphémère, tend à s’effacer. Béatrice Balcou déjoue les tensions concernant le statut de l’œuvre, tensions inhérentes à l’opposition entre « original » et « copie », entre « sculpture » et « performance », en défaisant entièrement le système au sein duquel l’œuvre et le processus de création sont normalement inscrits. Elle propose ainsi aux spectateurs de remettre profondément en jeu la façon dont ils assignent la valeur et déterminent leur rapport à l’œuvre d’art. Elle propose ainsi d’explorer deux formes de « voir » en rappelant l’importance de l’observation, d’une vision plus intuitive, incorporée et sensible, aux côtés du savoir et de l’érudition qui engendrent des formes cultivées de vision mais nous écarte d’une autre sorte de vigilance et de réflexion. La vigilance à laquelle Béatrice Balcou s’est formée met en lumière l’attention qu’elle porte au mouvement qui s’effectue à l’intérieur même de l’œuvre, dans la substance qui lui est propre et par les tensions en jeu entre les éléments qui la constitue.

Béatrice Balcou invente ainsi une pratique qui met en jeu un exercice spirituel et prend aussi l’allure d’une expérience scientifique, rendant confuse la limite entre la réflexion, le discours et la mise en œuvre physique, l’action ou la technique. Dans l’ensemble de son travail, la fabrique matérielle des espaces et la façon dont ces espaces sont habités et utilisés influencent profondément ses décisions artistiques. Cérémonies et performances font ainsi corps avec les espaces et le rythme des lieux qui les accueillent. Dans le cadre du Nouveau Festival au Centre Pompidou, Béatrice Balcou inscrit Untitled Performance #03 dans l’espace spécifique de l’œuvre d’Anna Barham, lui-même entièrement fait de bois, dont elle tentera de mettre en mouvement certains éléments. Béatrice Balcou nous invite en tant que spectateurs à différencier les temps et les espaces et nous demande plus de lenteur, de soin et d’attention. Elle nous encourage à élargir notre champ de vision – une vision à la fois externe, dite objective, et une vision intérieure, subjective, qui nous ramène à l’enjeu de la croyance - afin de porter un tout autre regard sur la valeur donnée à l’art et la place qui lui est assignée dans notre mode de vie contemporain.

Vanessa Desclaux

(1) Oeuvre produite par le FRAC Franche-Comté dans le cadre de l’exposition Se prendre au jeu : rêves, répétitions et autres détours - The artist is a mysterious entertainer, curatrice: Vanessa Desclaux, 2015
(2) "Entretien de Zoë Gray et Devrim Bayar avec Béatrice Balcou", in Un-Scene III, Wiels, 2015