Cérémonie du 13 décembre 2013 à Liège, Belgique
J'entre dans une salle lumineuse, grande, ouverte sur le monde : une sorte de mirador. En réalité, nous sommes plusieurs à y pénétrer après s’être déchaussés et à marcher à pas feutrés sur le parquet fait de planches de contreplaqués brutes. Une tige d’encens, sur le rebord de la fenêtre, fume. Il y a aussi une mouche qui virevolte, sans doute attirée par la chaleur, cherchant à échapper à la froideur de l’hiver naissant. Différents objets sont disposés dans l’espace. Au fond à droite, près de la fenêtre, un socle blanc sur lequel est déposée une œuvre emballée dans du papier bulle et prise en sandwich entre deux couvertures. Dans un coin de la pièce, des cadres en bois, une planche, des bouts de scotch sont disposés contre le mur. Puis, il y a encore par terre, une « sculpture » constituée d’une planche de bois, de deux briques et d'une branche de cerisier qui semble orientée de façon à projeter une ombre au sol lorsque le soleil sera dans le bon axe. Ce n’est pas le cas pour le moment. Enfin, au centre de la pièce, sont alignées en arc de cercle cinq couvertures en feutre pliées. Face à ces couvertures, sur un tapis de papier bulle, un caillebotis de bois a été déposé. Sur ce caillebotis repose une œuvre, ou ce que je suppose être une œuvre.
L’artiste, Béatrice Balcou, nous invite à nous asseoir confortablement en tailleur sur les couvertures disposées à cet effet. Une atmosphère calme et silencieuse règne. La cérémonie commence. L’artiste défait consciencieusement l'emballage de l'oeuvre, nous laissant le temps d’apprécier ses gestes. Puis, elle nous raconte l’histoire de cette oeuvre, son parcours jusqu’ici. L’œuvre initialement choisie est absente. Elle n'a pas pu être empruntée pour des raisons administratives. L’artiste a choisi de substituer à cette dernière une œuvre de remplacement, qu’elle nommera par la suite «objet placebo». Cette "œuvre-substitut" est de facture pauvre et représente un paysage de Grèce. Pour une autre cérémonie, Béatrice Balcou utilisera une planche de bois. Lors de la cérémonie, elle décrit l’œuvre absente avec moult détails, s’attardant particulièrement sur les blessures infligées par le temps et l’humidité. Elle le fait avec une telle conviction et une telle sensibilité, que j’arrive presque à m’imaginer la peinture en question. La parole a pallié le geste, elle s’est immiscée entre deux sphères de reconnaissance: l’une visuelle, l’autre textuelle. Puis, d’un geste précis et empreint de gravité, l’artiste vient essuyer la surface de l’œuvre avec un tissu rouge. Encore là, la présence imaginaire de l’œuvre se fait ressentir plus que son absence. Cette attention accordée au geste de purification redonne en quelque sorte vie à l’œuvre. Plus encore, elle la bonifie, lui octroie une valeur insoupçonnée. Une fois remballée avec les mêmes précautions et le même soin, l’œuvre est à nouveau invisible. Fin de la cérémonie.
L’artiste nous invite ensuite à poser des questions. Deux ou trois personnes prennent la parole. Il n’y a pas vraiment de discussion ou de débat, chacun étant plongé en lui-même, dans un état d’introspection mutin après cette expérience cathartique. Par le biais de ce rituel, Béatrice Balcou a voulu réparer quelque chose, une nature en danger prise au piège de la culture ou inversement. Ce faisant, elle a ouvert un espace, pratiqué une brèche dans notre réalité tangible. Et nous spectateurs, nous nous sommes engouffrés dedans. En sortant de la salle, je confie à ma voisine la lecture récente d’un livre de Marguerite Duras, Écrire, dans lequel elle raconte la lente agonie d’une mouche. Il me semble comprendre en cet instant même ce que l’écrivaine cherchait par le biais de cette métaphore à exprimer. Non pas le sentiment d’effroi devant la mort, mais bien celui de l’épaisseur du temps.
Septembre Tiberghien