Le geste conscient, by Philippe Filliot
in être vivant, méditer, créer, Actes Sud, 2016
La "performance" artistique (dénuée de toute idée de compétition) peut s'éprouver ainsi comme un rituel séculier, complètement détaché des religions, qui initie pourtant à un autre rapport à soi et aux autres. Un tel acte modifie la perception de l'espace et du temps, transforme la substance même de la réalité. Le monde "profane" devient alors le lieu d'une apparition d'un certain "sacré", sans appartenances ni croyances. L'artiste française Béatrice Balcou (née en 1976) met en oeuvre dans son travail une expérience esthétique qui relève de ce qu'elle nomme justement une "cérémonie sans titre" (Untitled Ceremony #01, 2013). Ses performances nous invitent, de manière modeste et profonde, à percevoir les gestes ordinaires comme autant de moments uniques, extraordinaires, miraculeux. La pleine attention au geste est la base d'une nouvelle forme de méditation partagée, qui se transmet ici dans le contexte de l'art. L'essentiel réside, non dans les choses elles-mêmes, mais dans le regard porté sur elles. Tout se joue, encore une fois, dans la qualité de la présence.
Sa pratique artistique est nourrie par sa connaissance expérientielle de différentes pratiques orientales toutes centrées sur le geste conscient : le kung fu, le taï chi, et en particulier la cérémonie du thé (cha-no-yu en japonais). Rappelons que le geste dans la vision holistique de l'Orient, loin d'être déconsidéré comme souvent en Occident, a une grande valeur spirituelle et existentielle, voire métaphysique. il arrive parfois que le maître de thé dans sa cabane solitaire (suki-ya), présente à ses invités une oeuvre d'art, protégée comme un trésor caché dans de multiples boîtes encastrées et emballée d'enveloppes de soie délicatement pliées. Ce moment exceptionnel est raconté dans le fameux Livre de thé (1906) de Kakuzô Okakura: Est-il chose plus sacrifiante que l'union d'esprits frère par le truchement de l'art? Au moment de telles rencontres, l'amateur se transcende lui-même. il est et il n'est pas. il entrevoit l'infini, mais les mots ne suffisent plus à exprimer sa joie, car l'oeil n'a point de langue. Libéré des entraves de la matière, son exprit se meut dans le rythme des choses. c'est ainsi que l'art s'apparente à la religion et ennoblit l'humanité; c'est ainsi qu'un chef-d'oeuvre accède au sacré.(1)
Il est frappant de constater la similitude entre ce récit emblématique de la culture japonaise traditionnelle et les "cérémonies" contemporaines organisées par Béatrice Balcou dans les musées ou centres d'art. Ces dernières consistent pour l'artiste, en effet, à dévoiler lentement, progressivement, méticuleusement, une oeuvre issue de collections à un petit groupe de personnes dans l'espace muséal. Chaque participant(e) est convié(e) par ce processus à développer une conscience à la fois plus aiguë et plus calme. Une attention pleine et ouverte, propre à la pensée méditante, est accordée à tous les éléments de manière égale. Tout est digne d'attention : l'oeuvre emballée dans du papier bulle, les couvertures en feutre brun pliées, disposées en cercle pour s'y asseoir ensemble, les coins de protection en mousse bleue qui ponctuent l'espace vide à la façon d'un arrangement floral japonais ... Une sorte de minimalisme contemplatif. Selon Rikyû, la voie du thé se fonde sur quatre principes : "harmonie, respect, pureté, sérénité" (wa-kei-sei-jaku).(2) Ces mots résument bien les valeurs, à la fois éthiques et esthétiques, qui sous-tendent tout le travail de Béatrice Balcou.
La communauté spirituelle qui se crée autour de l'oeuvre est une manière de "prendre soin" des choses et des êtres : "mes gestes visent à prendre soin, à donner de l'attention aux choses, car l'oeuvre n'existe que par le regard que l'on veut bien lui accorder", dit l'artiste dans un entretien.(3) Il est intéressant de souligner que le mot "méditation" vient du latin mederi, qui signifie précisément "soigner, prendre soin de". la salle du musée, par les règles de vies choisies par l'artiste, devient ainsi pour les spectateurs une salle de méditation, un dojozen où pratiquer la Voie. L'expérience esthétique est ici une cérémonie, au sens philosophique de H-G Gadamer, c'est-à-dire une expérience temporelle qui rompt avec le temps de l'affairement quotidien, où nous courons sans arrêt après quelque chose à faire : Dans l'expérience de l'art il s'agit d'apprendre à s'attarder, d'une manière spécifique, auprès de l'oeuvre d'art. Cette façon de s'attarder se distingue manifestement des autres en ce que cela ne devient pas ennuyeux. plus on s'attarde auprès de l'oeuvre pour se laisser entraîner par elle, plus elle nous parle et plus elle nous paraît multiple et riche.(4)
Cette expérience d'un "temps propre" (Eigenzeit) résiste à la consommation permanente (y compris d'objets culturels), à la domination actuelle de la productivité, au bouleversement de notre capacité d'attention lié à la profusion d'écrans qui nous coupent d'une relation directe au réel, à l'accélération et à l'émiéttement de nos vies personnelles et professionnelles, etc.(5) La contemplation de l'art nous apprend à nous "arrêter", à suspendre cet accaparement du "faire", à ramener l'être en sa "demeure" pour (re)vivre enfin ! Cette vie renouvelée qui s'ouvre dans ce que Trungpa appelle, quant à lui, le "pur temps" est aussi le but créateur de la méditation: "créons du temps virge, du temps non contaminé, du temps inaltéré par l'agression, la passion et la vitesse. "Créons du pur temps. Asseyons-nous et créons du pur temps".(6)
(1) Okakura K. (1906, 1996) Le livre du thé, Arles : éditions Philippe Picquier, p.101.
(2) Ibid, p.140.
(3) Entretien avec Florence Cheval pour le magazine H ART #129, 2014.
(4) Gadamer H-G. (1992). Actualité du beau. Paris : Alinéa, p. 74
(5) Voir les analyses du sociologues David Le Breton sur les différents moyens de résistance intérieure de l'individu pour retrouver le goût de vivre dans notre hypermodernité : "L'écriture, la lecture, la création de manière générale, la marche, le voyage, la méditation, etc(...) sont des lieux où nul n'a plus de compte à rendre, une suspension heureuse et joyeuse de soi, un détour qui ramène à soi après quelques heures ou quelques jours, ou davantage". Le Breton D. (2015). Disparaître de soi, Paris : Métailié, p.195.
(6) Trungpa C., Le Chemin est le but, op.cit., p.20.