TRACES - édition Casino Luxembourg, 2015
Béatrice Balcou – Walk In Beauty par Christophe Gallois

Untitled Ceremony : c’est par cette intrigante combinaison de mots, proche de l’oxymore, que Béatrice Balcou désigne une série de performances qu’elle a initiée en 2013. Référence implicite au chanoyu, à la cérémonie du thé japonaise, le terme « cérémonie » évoque ici la conduite d’un rituel devant un petit nombre de personnes. « Untitled » – terme a priori vide, neutre, mais qui a acquis ces dernières décennies un sens particulier dans le domaine de l’art, à travers par exemple l’emploi singulier qu’en a fait Felix Gonzalez-Torres – situe quant à lui cette cérémonie dans le champ des arts visuels. Il la détache aussi de ses traditions et de ses codes pour n’en conserver que l’essence même : l’accomplissement de gestes s’inscrivant dans une temporalité et un espace spécifiques, l’attention portée à un objet et à son expérience.

Présentées dans le contexte de musées et de centres d’art, les « cérémonies sans titre » de Béatrice Balcou sont tout entières dédiées à la contemplation d’œuvres d’art. Chacune d’entre elles a pour cœur une œuvre spécifique, choisie en lien avec le contexte géographique, culturel, institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Il s’agit chaque fois – c’était du moins le cas pour les quatre cérémonies qui ont été présentées à ce jour – d’une œuvre conservée dans les collections de l’institution où elle a lieu ou de l’un des musées de la ville. Si les deux premières cérémonies s’intéressaient à des œuvres anciennes – un paysage anonyme du 17e siècle pour Untitled Ceremony #1, présentée à la Brasserie Haecht à Liège en décembre 2013 ; une peinture de Théophile-Narcisse Chauvel pour Untitled Ceremony #2, organisée au centre d’art Le Quartier à Quimper en janvier 2014 –, les deux plus récentes s’articulaient autour d’œuvres contemporaines.

Fruit de la résidence qu’a menée Béatrice Balcou au Casino Luxembourg au printemps 2014, Untitled Ceremony #3, élément central de son exposition Walk In Beauty, avait ainsi pour point de départ une œuvre de l’artiste serbe Bojan Šarčević appartenant à la collection du Mudam Luxembourg : Vitrine (film 3) (2008), une œuvre prenant la forme d’une large vitrine en bois dans laquelle sont disposés, sur un fond de papier noir, une branche d’arbre effeuillée et quatre éléments sculpturaux, deux en cuivre, deux en Plexiglas, l’ensemble composant une sorte de paysage abstrait. Organisée à heures fixes, deux fois par semaine, en dehors des horaires d’ouverture de l’institution – si bien que celle-ci lui était, à ces moments précis, entièrement dédiée –, la performance impliquait un groupe de trois personnes (1) qui s’attachaient à installer l’œuvre en vue d’une contemplation collective de quelques minutes, puis, dans un mouvement symétrique, à la désinstaller. Elle se tenait dans l’« Aquarium », pavillon attenant au bâtiment principal du Casino, caractérisé par ses longues parois vitrées donnant sur l’extérieur. Dans toute la longueur de celui-ci était installé un voilage de soie teinté de sorte à déployer dans l’espace un subtil dégradé entre les deux couleurs dominantes de l’architecture : le brun et le blanc. Cette surface de nuances matérialisait, avec toute la légèreté et la délicatesse qu’incarne la soie, un seuil que le spectateur était invité à franchir.

Vêtus de noir, les « performeurs » – des personnes issues de domaines variés, recrutées via une annonce diffusée par le Casino et avec lesquelles Béatrice Balcou a engagé, suite à une première rencontre avec les régisseurs du Mudam, un minutieux travail de collaboration en amont à l’exposition – manipulent les différents éléments qui composent Vitrine (film 3) selon une procédure précisément orchestrée : désanglage de la caisse de transport, ouverture des cartons, retrait des emballages de protection, manipulation précautionneuse des éléments sculpturaux, ajustement de leur positionnement dans la vitrine, etc. Effectués dans un silence ponctué par quelques brefs échanges de paroles, les gestes sont lents, précis, solennels, sans pourtant être mis en scène. Leur méticulosité n’est autre que celle des gestes qui accompagnent l’installation de toute œuvre d’art mais qui demeurent habituellement invisibles aux spectateurs. Ils se voient ici révélés. Pendant la cérémonie, l’attention ne se limite en effet pas aux quelques minutes où l’œuvre est « exposée », à ce moment de suspens entre son installation et son démontage, mais imprègne au contraire tout ce qui le précède et lui fait suite. Le terme chanoyu, généralement traduit dans les langues occidentales par « cérémonie de thé », a en réalité pour sens littéral « l’eau bouillante pour le thé » et Sen no Rikyû, célèbre maître de thé du 16e siècle, affirmait à son propos : « Le chanoyu consiste simplement à ramasser du bois, à faire bouillir de l’eau et à boire du thé, rien de plus (2) », soulignant ainsi la simplicité toute métaphysique des gestes accomplis. Les « cérémonies » de Béatrice Balcou sont de cet ordre : elles consistent « simplement » en l’installation d’une œuvre d’art – la modestie des éléments disposés dans l’espace en atteste –, et c’est à travers ce processus qu’elles nous en offrent un accès privilégié.

Ce que nous propose Untitled Ceremony #3, c’est une expérience directe, sensible de la temporalité de l’œuvre, ou plutôt de ses temporalités entrecroisées : celle de son installation, celle de sa contemplation, celle aussi de ses apparitions et de ses disparitions, l’alternance de ses moments de dormance et d’exposition, sa respiration. Le mot « film », présent dans le titre de Bojan Šarčević, déploie ici tout son sens, comme si l’œuvre contenait de manière prémonitoire sa mise en mouvement. Dans la plus récente cérémonie de Béatrice Balcou, organisée en novembre 2014 au Museum M à Louvain dans le cadre du festival Playground, cette dimension temporelle existait également de manière sous-jacente dans l’œuvre choisie, Bain de Lumière (1998), une sculpture d’Ann Veronica Janssens composée de quatre imposants bocaux de verre remplis d’eau et agencés verticalement, de sorte à former une colonne. Si Bain de Lumière est emblématique de l’intérêt de l’artiste belge pour la perception de l’espace, son installation et sa désinstallation, l’emplissage et le désemplissage des bocaux ne sont pas sans évoquer le principe de la clepsydre, et donc l’écoulement du temps lui-même. Dans chacune des cérémonies de Béatrice Balcou, nous assistons à la lente apparition d’une image. Qu’elle date des siècles passés ou des dernières décennies, l’œuvre semble naître mystérieusement sous nos yeux. On rejoint ici une préoccupation au cœur de plusieurs des projets antérieurs de l’artiste, à commencer par Computer Performance (2010) – œuvre charnière dans son travail, réalisée à l’issue d’une résidence au Japon –, dans laquelle, plutôt qu’une image, ce sont les gestes nécessaires à sa manifestation, en l’occurrence à sa projection, qui sont dévoilées.

Dans Walk In Beauty, ce processus d’apparition se voit complexifié par un élément qui ne joue pas a priori de rôle direct pendant la performance mais qui se révèle être l’un des composants essentiels de l’exposition. Il s’agit d’une réplique en bois de l’œuvre de Bojan Šarčević, fabriquée en utilisant des fines plaques de contreplaqué pour les quatre éléments sculpturaux et un assemblage de baguettes de différents diamètres pour la branche, le fond noir étant quant à lui figuré par une feuille de papier Kraft. Ce double de Vitrine (film 3) s’apparente à ce que Béatrice Balcou nomme une « œuvre placebo » – un élément présent dans chacune de ses cérémonies –, soulignant à travers ce terme l’ambiguïté de l’objet qu’il désigne, les liens intimes qu’il entretient avec l’œuvre originale en même temps que les écarts dont il procède. Initialement réalisé pour servir de support à l’apprentissage de la manipulation de l’œuvre, il est chargé des gestes qui ont accompagné la préparation de la performance ; discrètement accrochée dans l’espace d’exposition, une photographie montrant l’un des performeurs, les doigts recouverts d’une poudre fluorescente, en train de placer l’un des éléments dans la vitrine, en témoigne. Existant désormais en parallèle à l’œuvre originale, l’œuvre placebo en prolonge aussi l’histoire, elle en constitue un supplément, une ombre, un écho.

Comme le suggère la présence dans son titre du terme « untitled » – terme repris, seul, pour le titre du livre publié en lien avec l’exposition (3) –, Untitled Ceremony #3 nous offre un temps de suspension du sens. La temporalité spécifique de la performance, la lenteur et la minutie des gestes, l’importance que revêt chaque détail dans l’espace, tous ces aspects se conjuguent dans un moment paradoxal où nos grilles de lecture habituelles des œuvres d’art se voient déjouées. Au cours de cette expérience singulière, l’attention oscille, imperceptiblement, entre l’œuvre et ce qui l’entoure : les mouvements des performeurs, l’installation dans laquelle ils s’inscrivent, l’« œuvre placebo », l’espace d’exposition mais aussi la présence des autres spectateurs et, in fine, le flux continu de la vie qui s’écoule à l’extérieur. Expériences de contemplation, moments de retrait du monde, les cérémonies de Béatrice Balcou forgent aussi l’utopie d’une relation totale, intégrale, entre l’œuvre d’art et la vie. Dans Le neutre, la série de cours qu’il donna en 1977–1978 au Collège de France et dont les nombreuses résonnances avec le travail de Béatrice Balcou pourrait faire l’objet d’un autre texte, Roland Barthes fait l’hypothèse d’une existence envisagée sous l’angle de la nuance : « Essayer de vivre selon les nuances que m’apprend la littérature (4) », énonce-t-il en préambule à son projet de cours. Envisageons alors les cérémonies de Béatrice Balcou ainsi : comme une invitation à vivre selon les nuances que nous apprennent les œuvres d’art.

(1) Pendant la durée de l’exposition, sept performeurs se sont relayés, par groupe de trois, pour présenter la performance.
(2) Nanpurōku, trad. Dennis Hirota, dans Wind in the Pines : Classic Writings of the Way of Tea as a Buddhist Path, Asian Humanities Press, Fremont, Californie, 1995, p. 26, cité par Takeshi Watanabe dans « Breaking Down Boundaries : A History of Chanoyu », Tea Culture of Japan, Sadako Ohki (ed.), New Haven, Yale University Art Gallery, 2009, p. 47.
(3) Béatrice Balcou – Untitled, Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, Luxembourg, 2014.
(4) Roland Barthes, Le neutre. Cours et séminaires au Collège de France (1977–1978), Paris, Seuil, 2002, p. 37.

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