Chaque Chose En Son Temps, Carte Blanche à Béatrice Balcou, 2013
Avec : Béatrice Balcou, Manon de Boer, Carole Douillard, Marc Geffriaud, Laura Lamiel, Marie Lund.
Texte écrit pour l'exposition.
À l’occasion de la carte blanche confiée à Béatrice Balcou par le Frac Franche-Comté de Besançon, l’artiste propose une journée de performances en conviant une demi-douzaine d’artistes - dont la pratique rejoint ses interrogations - à la rejoindre et occuper l’espace d’exposition en cours de démontage. Chaque Chose En Son Temps, invite les spectateurs à prendre conscience de la nécessité de repenser notre rapport au temps, de s’extraire momentanément de l’agitation pour se laisser traverser par une autre temporalité; celle du ralentissement.
L‘histoire de la modernité est concomitante d’un mouvement d’accélération généralisé (sur le plan technologique, social et celui des rythmes de vie), réduisant toujours plus les distances au sens physique comme au figuré. La communication en temps « réel » a supprimé l’écart entre l’événement et sa médiatisation publique dans un phénomène de flux continu d’informations, renonçant au temps nécessaire à la réflexion au profit d’un sensationnalisme de l’immédiateté. Dans son essai sur l’accélération (1), Hartmunt Rosa pointe le paradoxe d’un phénomène qui sous couvert de progrès en vient à menacer le projet même de la modernité ; l’utopie d’un avenir forcément meilleur laissant place à une critique généralisée du progrès technique qui d’émancipateur est devenu de plus en plus aliénant. L’éloge de la vitesse notamment prônée par les futuristes a depuis largement montré ses limites, entrainant les sociétés dans une suite de catastrophes de natures autant écologiques, politiques que sociales sur lesquelles alertaient déjà en 1937 Walter Benjamin (2) et à sa suite Hannah Arendt (La condition humaine, 1958) (3) en affirmant l’illusion du progrès. Dans cette course à la productivité du projet moderniste, l’art (et particulièrement la performance) a souvent fait preuve de résistance en limitant notamment la production « d’objets » au profit de celle « d’expériences », exigeant du spectateur une participation plus ou moins active. Dans l’ici et maintenant de la performance, l’œuvre en train de se produire n’a alors d’existence que par le souvenir du spectateur qui en aura fait l’expérience, témoin de l’Etre-au-Monde défini par Martin Heidegger(4). Il s’agit ici moins de produire une forme définitive que partager un moment, donner à voir d’autres formes de « productivités » qui « agissent » à l’écart de l’agitation.
Face aux inégalités sociales, le temps de la manifestation a laissé place à celui de l’occupation. Du mouvement d’Occupy Wall Street aux hommes et femmes debouts de la place Taksim d’Istanbul, la résistance semble moins s’organiser dans l’action spectaculaire d’un mouvement de foule que dans la nécessité de prendre un temps d’arrêt pour devenir enfin visible dans l’agitation ambiante. Puisqu’il y a urgence à ralentir, les performances proposées par Béatrice Balcou ont en commun de rendre visible le temps, de l’éprouver pour mieux l’habiter, pour ne plus simplement voir mais regarder, privilégier l’attention à la distraction. Dans un lieu en activité de démontage, habituellement invisible au public, (comme si paradoxalement il ne fallait pas briser la chaine d’activité du centre d’art), dans cet entre-deux expositions du Frac, prend place une série de gestes techniques et artistiques qui se répondent. De la manipulation des œuvres par les régisseurs du lieu aux actions proposées par les artistes est alors « exposé » un autre rapport au temps perceptible dans la durée, où chaque intervention implique sa propre temporalité.
Par la répétition d’un même geste Laura Lamiel nous fait entrer dans l’espace de la méditation, dessinant indéfiniment une suite de cercles concentriques quasi hypnotiques. Répétant en boucle la même action, Béatrice Balcou, étire le temps de la découverte de l’œuvre qu’elle déballe et remballe inlassablement dans un mouvement continu, comme pour mieux prolonger le moment qu’il conviendrait de lui accorder. A la verticalité du corps actif, Carole Douillard propose l’horizontalité du corps endormi comme forme possible du travail de l’artiste, rendant visible la potentialité d’une forme de productivité dans l’inaction, par l’endurance. Dans le film de Manon de Boer, une danseuse tente de se remémorer une chorégraphie. Quand la bobine se termine, laissant l’écran noir, c’est au tour du spectateur de projeter mentalement les mouvements de la danseuse sur la musique encore audible d’Eugène Ysaÿe. La visite du Frac Franche-Comté par Marie Lund invite à basculer du réel vers l’imaginaire, lorsque le lieu visité n’est pas celui dans lequel on se trouve physiquement présent. Dans La Marée, Marc Geffriaud propose à des lecteurs de lire "L’Odyssée" d’Homère , non pas en direction du public mais simplement en leur présence. Pendant toute la journée, à tour de rôle, des lecteurs prennent le relais, reprenant l’histoire à l’endroit où le précédent s’est arrêté.
D’une performance à l’autre, d’une temporalité à l’autre, le visiteur est invité à éprouver l’expérience de la durée, à s’accorder, à son tour, le temps du ralentissement.Christian Alandete
(1) Harmunt Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : Editions La découverte, 2010
(2) Walter Benjamin, Edward Fuchs, collectionneur et historien, repris dans Sur le concept d’histoire, Œuvres III, Paris : Folio-Gallimard, 2000
(3) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris Calmann-Lévy, 1983
(4) Martin Heidegger, Être et Temps, Paris : Gallimard, 1964 (première édition,1927)