Entretien avec Amanda Crabtree
Artconnexion, Lille, 2010
Amanda Crabtree: Nous avons eu l'occasion de te connaître grâce au projet C.O.A.L (From Carboniferous To Open-Eyed Artists on Landscape) pour lequel tu avais réalisé une installation vidéo qui mettait en scène la gestuelle des mineurs. Est-ce dans la continuité de cette problématique liée au geste que tu as poursuivi ta recherche au Japon?
Béatrice Balcou: Oui. Pour le projet C.O.A.L, j'ai travaillé sur la mémoire des gestes techniques liés au métier de mineur. Comment est-ce qu'on pouvait se rappeler d'un geste? Comment est-ce que je pouvais créer une sorte de documentaire par le geste à propos de gestes disparus? J'ai ensuite souhaité partir au Japon pour étudier comment le geste était codifié dans la vie quotidienne.
A.C: En quoi le geste est-il important dans ton travail?
B.B: Les gestes me permettent de souligner une action, un espace-temps et de rendre visible ce qui semble à première vue insignifiant ou peu important. Avec le geste j'ai l'impression de revenir à la base, à l'essentiel des choses. Finalement le geste m'aide à amener le spectateur à regarder ailleurs ou autrement, à ne pas voir que l'objet ou que l'image, à s'attarder plutôt sur le processus que sur le résultat. Les gestes c'est aussi une manière de montrer autrement le réel. Cette notion de réel est assez importante pour moi. Dans mon travail, il y a toujours cette envie de documenter, de partir d'un contexte en particulier. C'est d'ailleurs souvent comme ça que je travaille. Je me déplace et j'observe ce qui se passe, je prends la température, l'œuvre naît ensuite. Je savais qu'au Japon je trouverais matière à réfléchir sur le geste. La communication qui passe souvent par le non-dit donne plus d'importance au corps et à son apparence. Dans les films d'Ozu par exemple, particulièrement dans ses premiers films, les acteurs attendent toujours une ou deux secondes avant de parler, ce qui invite le spectateur à regarder davantage le corps avant le langage parlé.
A.C: Comment as-tu procédé pour faire cette recherche sur le geste?
B.B: Arrivée là-bas j'ai répertorié les gestes qui me semblaient différents des nôtres. Je me suis mise à faire des listes de gestes en utilisant le dessin, la photographie et la vidéo. Les gestes que je répertoriais étaient simples. Par exemple le geste de se frayer un passage dans la foule: on se courbe légèrement puis on tend la main vers l'avant et on l'agite lentement de haut en bas. Il y a aussi le geste pour faire signe à quelqu'un de venir, c'est exactement l'inverse du nôtre. La paume de la main est tournée vers le sol et le poignet s'agite (...) Mais ce n'est finalement qu'à la fin de mon voyage après avoir vraiment eu un quotidien là-bas que j'ai compris ce que je cherchais dans le geste là-bas, qu'il m'est difficile d'expliquer si ce n'est en me réfèrant pour l'instant à la défintion qu'en donne Roland Barthes lorsqu'il parle d'"une enveloppe esthétique de l'efficacité" ...
A.C: Tu es parti à Kobe rencontrer les artistes du groupe Kuki issu du mouvement Gutaï. Tu nous a dit que les premiers échanges étaient difficiles mais que finalement cette rencontre t’avait tout de même inspiré?
B.B: C'est vrai que lors de ma première rencontre avec le groupe, je ne me suis pas senti complètement à l'aise. D'une part parce que nous n'abordions pas l'art de la même manière mais aussi parce qu'ils me montraient une image du "Japon" que je refusais de voir. J'étais davantage intéressée par le caractère 'zen' du Japon que par la résistance que mettait en place le groupe. Pourtant je suis resté parce que leurs performances dégagaient énormément d'énergie, une fraîcheur que j'aimais.
A.C: Quel est le lien entre le mouvement Gutaï et le groupe Kuki pour toi?
B.B: Le groupe s'apparente à une sorte de résistance. Il s'est constitué après le tremblement de terre [de Kobe en 1995] comme le groupe Gutaï s'est construit après la guerre. Le groupe Kuki est attaché à sa liberté autant que pouvait l'être Gutaï après le traumatisme de la guerre. Ils ne veulent appartenir à aucune catégorie artistique ni dépendre de l'institution. C'est une manière de résister et qui m'intrigue.
A.C: On dit que les japonais se concentrent davantage sur la périphérie que sur le centre. Ils ont l'art d'envelopper les choses. Est ce qu’il y a un lien avec la performance que tu présente à artconnexion et cette notion de périphérie?
B.B: Oui. Au début de la performance, je promets aux spectateurs une image. Mais ce que je leur montre c’est tout ce qu’il y a autour de l’image. Je tourne autour de ce qui parait au premier abord essentiel. Dans cette performance je dévie en fait les attentes du spectateur: au lieu de l'inviter à regarder une image, j'attire son attention sur les gestes qu'on réalise pour projeter cette image. Je suis concentrée et mes gestes sont précis et lents. Parce que tout semble contrôlé et réfléchi au préalable, tout devient très important, le moindre petit mouvement de la main, le son du vidéo-projecteur ou du carton posé délicatement sur la table.